Comment (re)construire une version condensée et virtuelle des Etats-Unis pour un jeu vidéo ? C’est tout le travail de Samantha Fardilha, qui nous parle cette semaine de son métier de Terrain & World Artist et de la création des écosystèmes et des cartes de jeux comme The Crew 2.
Comment (re)construire une version condensée et virtuelle des Etats-Unis pour un jeu vidéo ? C’est tout le travail de Samantha Fardilha, qui nous parle cette semaine de son métier de Terrain & World Artist et de la création des écosystèmes et des cartes de jeux comme The Crew 2.
Samantha, 26 ans, a fait des études d'art avant de rejoindre Eugen Systems en tant que Level Builder. Puis, début 2017, elle rejoint l'équipe d'Ubisoft Ivory Tower à Lyon. Elle travaille comme Terrain & World Artist, notamment sur le jeu The Crew 2.
J'aime : J’ai une passion pour l’histoire de l’art, et j’aimerais reprendre des études sur le sujet.
Je n'aime pas : Le télétravail, j’ai besoin d’avoir mes collègues autour de moi, ça me manque beaucoup !
PEUX-TU NOUS PARLER DU PARCOURS QUE TU AS SUIVI AVANT DE TE LANCER DANS L’INDUSTRIE DU JEU VIDÉO ?
SAMANTHA FARDILHA - Depuis très jeune, je savais que je voulais travailler dans un milieu artistique, parce que ce sont des métiers qui sortent de l’ordinaire pour moi. J’ai fait un bac littéraire, puis j’ai rejoint l’école d’art LISAA, qui avait plusieurs formations, de l’architecture au design en passant par la mode et le jeu vidéo. Je m’orientais vers la section mode, mais j’ai finalement choisi d’étudier le jeu vidéo, et de prendre la filière 2D, car je pense que je n’avais pas le niveau pour la filière 3D, mais aussi parce que je voulais faire du chara design. Finalement, j’ai appris beaucoup, encore plus que je ne l’espérais à pleins de niveaux et, paradoxalement, j’ai réalisé un book de fin d’études en 3D.
TU EXPLIQUAIS VOULOIR REJOINDRE UN MILIEU ARTISTIQUE. EN QUOI, SELON TOI, LE JEU VIDÉO EST UN ART À PART ENTIÈRE ?
S. F. - Tout d’abord, je dois dire que j’ai un point de vue très personnel sur l’art, tout le monde ne le partage pas. Selon moi, l’art ne vient pas forcément uniquement de l’artisanat, mais de la création. Peu importe sa forme, si tu créés avec ton esprit, alors il s’agit d’une action artistique. Et le jeu vidéo, c’est un art à part entière : un game designer, par exemple, doit trouver des idées pour divertir, pour innover. Un 3D Artist fait de la sculpture, virtuelle, mais cela reste de la sculpture. Un Narrative Designer écrit un scénario. Et si moi-même j’ai du mal à assumer d’être une artiste, je participe à la création de quelque chose qui est de l’art.
COMMENT AS-TU ÉTÉ AMENÉE À TRAVAILLER SUR LA TOPOGRAPHIE DES CARTES DE JEU VIDÉO ET COMMENT RETROUVE-T-ON CE TRAVAIL DANS UN JEU ?
S. F. - Eugen Systems m’a remarqué grâce à mon book, et j’ai rejoint l’entreprise en stage puis en titulaire au poste de Level Builder, qui est un mélange entre Level Design et Level Art. Je travaillais sur les maps de jeux de stratégie à l’échelle macro, pour placer les écosystèmes, et à l’échelle micro, avec l’habillage des zones définies. Ce travail implique, en amont, tout un travail topologique qui était pris en charge par le Directeur Artistique, mais sur lequel j’ai commencé à travailler moi aussi, car j’avais appris à utiliser le logiciel World Machine en autodidacte. J’ai vraiment pu perfectionner son usage dans le cadre d’un jeu vidéo.
Et puis, il y a trois ans, j’ai rejoint Ubisoft à Lyon, au sein d’Ivory Tower. Ils cherchaient, je pense, quelqu’un capable de travailler le terrain et qui maîtrisait World Machine. C’était l’époque du passage en production sur The Crew 2, où la carte est essentielle. C’est comme ça que j’ai quitté Paris pour Lyon afin de rejoindre l’équipe World Foundation d’Ivory Tower.
CONCRÈTEMENT, QUELLES SONT TES SOURCES DE TRAVAIL ? OÙ VAS-TU CHERCHER LES INFORMATIONS NÉCESSAIRES POUR Y ARRIVER ?
S. F. - Il y a plusieurs façons de travailler sur un terrain, en fonction du projet. Il y a la création from scratch, où tu créés entièrement une map fictive pour y placer les montagnes, les mers, les fleuves selon les demandes de l’équipe créative. C’est créer de la géologie à partir de zéro, et World Machine te permet de conserver des règles logiques de géologie, même si tu décides de recréer la Terre du Milieu avec le Mordor au fond.
Et à l’inverse, il y a les maps destinées à représenter une partie du monde réel. On va alors s’appuyer sur des données existantes, de satellites notamment. On peut récupérer des images sur Google Maps, des datas Air France ou de la Nasa des points de coordonnées pour obtenir les informations de hauteur et créer ce qu’on appelle des « heightmaps ». Ces cartes permettent de prendre en compte le relief, et de l’exporter sous différents formats.
UNE DE TES PREMIÈRES MISSIONS CHEZ UBISOFT A ÉTÉ DE RETRAVAILLER LA CARTE DES ETATS-UNIS POUR THE CREW 2, MAIS À UNE ÉCHELLE DIFFÉRENTE. COMMENT S’EST PASSÉE CETTE RECONSTITUTION ?
S. F. - Si tu prends une image, que tu la réduis de taille sur Photoshop, tu vas avoir moins de détails. Pour une carte comme celle de The Crew 2, le principe est un peu similaire. Si on prend une carte satellite dans sa taille initiale, tu vas avoir toutes les informations, mais si on la réduit, certaines zones n’apparaîtront plus. Sur cette production, plutôt que de réduire la carte, on a décidé de sélectionner des zones qui nous intéressent. Cela permet, tout en ayant une carte plus petite, de conserver une vraie fidélité sur les zones et lieux que l’on conserve. Sur une chaîne de montagnes, on ne va prendre qu’une partie, mais une partie détaillée et qui, à l’échelle de la carte, paraît grande. Pour cette reproduction des Etats-Unis, les zones clefs du jeu ont été choisies en amont avec l’équipe artistique. Par exemple, le Grand Canyon est très vaste, il a donc fallu choisir la partie la plus intéressante et la plus significative. J’interviens ensuite pour aller chercher les informations correspondantes et poser les bases de la map et ajouter les couches d’éléments.
COMMENT LA COLLABORATION SE DÉROULE AU SEIN DE TON ÉQUIPE ?
S.F. - Dans l’équipe World Foundation, chacun a sa spécialité : il y a des Vegetation Artists, des Rocks Artists et des Terrains Artists. On travaille ensemble sur la répartition des écosystèmes et eux vont travailler le détail des décors. Typiquement, les Vegetation Artists vont se documenter avec les Concept Artists sur des références, des documentaires sur la végétation aux Etats-Unis. Ils vont déterminer ensuite les végétations qu’ils souhaitent garder et les zones où ils vont les placer : par exemple, des marécages en Floride. Une fois que j’ai ces informations, je vais créer des « masques » permettant de délimiter ces zones sur la carte et de répartir les éléments selon la logique choisie.
[Img] Rendu de la map de The Crew 2 dans World Machine.
TON MÉTIER EST EN TRAIN D’ÉVOLUER DRASTIQUEMENT. POURQUOI ?
S. F. - Actuellement, le travail que l’on réalise est très long, notamment parce qu’il est réalisé à la main sur des cartes gigantesques. Mais on arrive dans une ère où tout devient procédural, c’est-à-dire que l’on utilise des techniques permettant de placer des objets de façon automatique et selon certaines logiques prédéfinies. L’usage du procédural dépend selon les productions, et notamment chez nous parce que nous avons besoin de garder le contrôle sur de nombreux éléments, mais c’est une technologie vers laquelle on doit s’orienter, car cela représente un gain de temps majeur dans notre travail à différents niveaux.
C’est pour cela que, en plus de World Machine, je travaille avec Houdini, un logiciel de référence sur le procédural et qui, comme son nom l’indique, est un peu magique. Ses possibilités sont nombreuses, et grâce à des règles que l’on peut définir, on va par exemple être en mesure de placer automatiquement des barrières le long d’une zone, en l’adaptant au terrain. Cela fait gagner un temps fou.
QUELS CHALLENGES CELA REPRÉSENTERA POUR TOI DANS LES MOIS ET ANNÉES QUI VIENNENT ?
S. F. - Je pense que mon métier, tel qu’on le connaît actuellement, est voué à disparaître. Si on travaille sur des maps réalistes comme The Crew 2, il y a toujours un travail artisanal, à la main, pour assurer la fidélité du rendu. Mais sur beaucoup de jeux où l’on part de zéro, le procédural va prendre de plus en plus de place et faciliter la création systémique de maps, qui pourront se renouveler et évoluer durant la vie d’un jeu. C’est pour cela que les métiers de Tech Artist et Tools Artists sont ceux vers lesquels on tend. Ce sont eux qui gèreront, en collaboration avec des artistes, la création procédurale des mondes. On va être tous amenés à mettre les mains dans le cambouis !